243 visites en ce moment
À la croisée des chemins entre le geste plastique, le rire libérateur et la mémoire ancestrale, l’univers d’Amenounve Messan Kankoé détonne autant qu’il fascine. Né en 1971 au Togo, cet artiste inclassable conjugue avec brio les fonctions de sculpteur, peintre, calebassier et clown. Dans une époque où l’art contemporain africain revendique ses racines et explore de nouveaux langages, Kankoé trace une voie singulière, enracinée dans le quotidien, nourrie de symbolisme, et portée par une ironie salvatrice. À travers la matière brute – bois, calebasse, pigments, tissus – et la puissance expressive du corps clownesque, il construit une œuvre qui interroge, déstabilise et réenchante.
Une vocation forgée dans le vivant
L’entrée d’Amenounve Messan Kankoé dans l’art s’est faite de manière organique, en dehors des circuits académiques classiques. Très tôt, il est fasciné par les objets du quotidien, par les gestes des artisans et la beauté simple de la calebasse – ce fruit humble, utilitaire et sacré, omniprésent dans la culture togolaise. Lors des semaines culturelles quand il était encore élève, ses œuvres parlaient déjà de lui. Il apprend en observant, en expérimentant, en manipulant. Parallèlement, il développe une passion pour le jeu théâtral et la performance, qu’il affinera plus tard à travers le clown, figure à la fois comique et tragique qui deviendra un alter ego artistique puissant. Chez Kankoé, l’art n’est jamais un décor, mais une nécessité intérieure et un moyen d’expression communautaire.
La calebasse comme matrice créative
La matière est au cœur de la pratique de Kankoé. La calebasse y règne en maîtresse : il la grave, la découpe, la polit, la brûle, la peint, la transforme en masque, en sculpture, en objet sonore, en tableau. Il en explore toutes les possibilités esthétiques et symboliques. Mais son travail ne se limite pas à ce support. Il associe également le bois, le métal, les tissus, les pigments naturels, intégrant souvent des éléments de récupération. En tant que peintre, ses œuvres sont marquées par une forte expressivité, un usage libre de la couleur, et un vocabulaire graphique influencé par les motifs traditionnels et les formes contemporaines. Dans ses performances clownesques, il intègre ses objets plastiques : masques, marionnettes, costumes, créant des univers où l’art visuel et le théâtre se fondent.
Un art du lien et de la lucidité
Chez Amenounve Messan Kankoé, l’art est un acte de partage, de réflexion et de guérison collective. Il refuse la frontière entre l’artiste et le spectateur, préférant une approche participative, sensorielle et inclusive. Le clown, chez lui, n’est pas seulement un personnage de divertissement, mais un passeur, un dévoileur de vérités, un miroir des absurdités sociales. Il incarne l’art comme outil de transformation des regards, en valorisant le droit à l’imperfection, au doute, au rire comme résistance. Sa philosophie est profondément humaniste, enracinée dans les réalités locales mais ouverte à l’universalité des émotions humaines.
Mémoire, quotidien et critique sociale
L’œuvre de Kankoé est traversée par plusieurs grandes thématiques. D’abord, la mémoire. La mémoire des traditions, des gestes oubliés, des formes populaires, des savoirs anciens. Ensuite, le quotidien. Le quotidien des objets usuels, les rites domestiques, les figures du marché, les paysages urbains et ruraux sont transfigurés dans ses sculptures et peintures. Et enfin, la critique sociale. Par le rire, l’ironie, le décalage, l’artiste aborde des questions comme la corruption, l’injustice, la perte d’identité, la précarité des artistes. Ses œuvres ont souvent un double niveau de lecture : d’apparence ludique, elles cachent un discours profond, parfois amer, toujours lucide.
Un art tourné vers la communauté
Très actif sur la scène togolaise, Amenounve Messan Kankoé a participé à de nombreuses expositions collectives, résidences artistiques et projets communautaires. Il anime également des ateliers pédagogiques auprès des jeunes, des enfants et des publics éloignés de la culture, notamment autour de la calebasse, des tours de magie expliquées, la sculpture sur ballons et du jeu clownesque. Pour lui, l’artiste doit sortir des murs, aller au-devant des gens, provoquer la rencontre. Il développe aussi des performances de rue, des interventions poétiques dans des contextes inattendus (marchés, écoles, places publiques), prouvant que l’art peut être partout, dès lors qu’il est habité. Aujourd’hui, il poursuit un travail de transmission autour du clown africain comme figure moderne de sagesse populaire.
Amenounve Messan Kankoé est un artiste libre, à la fois ancré et nomade, artisan et poète, drôle et grave. Par la calebasse, il reconnecte l’art à ses fonctions premières : contenir, nourrir, protéger, éveiller. Par le clown, il nous tend un miroir tendre et implacable sur nous-mêmes. Dans un monde où l’art est parfois réduit au spectaculaire, il rappelle que la force d’une œuvre tient souvent à sa sincérité, à sa capacité à toucher le cœur et l’esprit. En ce sens, Kankoé est un veilleur, un passeur de mémoire et un éveilleur de conscience, dont la voix mérite d’être entendue bien au-delà des frontières du Togo.
Cokou Romain AHLINVI
www.24haubenin.bj ; L'information en temps réel